Au programme de la soirée du 10 Avril, le CTP proposait une tertulia autour du film documentaire d’Albert Serra Tardes de Soledad, présenté en avant première lors, d’une matinée du Club Taurin de Paris, en la présence de d’Albert Serra qui accepta immédiatement l’invitation et découvrit ainsi, qu’il existait des clubs taurins à Paris. Comme le souligna d’emblée le président, ce choix s’imposait d’une part, par sa couverture médiatique plutôt inespérée et d’autre part par les nombreux échanges entre aficionados sur le sujet. La richesse des commentaires, questionnements, témoignages, et ressentis échangés au cours de la soirée témoignèrent du bien fondé de ce choix.
Fut en tout premier lieu, abordé par Sandrine Lamantowicz, un aspect plus méconnu de la vie du film, la genèse de sa distribution et l’aspect économique, principalement en France. Araceli Guillaume-Alonso quant à elle, éclaira l’assistance sur sa réception en Espagne.


Pour tout film, il faut qu’un producteur investisse soit au début du tournage soit lors du montage. Lorsque le film est terminé, il s’agit alors de trouver des distributeurs qui en achètent les droits dans différents pays.
Concernant Tardes de Soledad, aucun distributeur n’avait paru intéressé en France jusqu’au moment où il reçut la Concha de Oro au festival de San Sebastian. L’attribution de ce prix et la notoriété de Serra dans les milieux cinéphiles, firent que Dulac distribution, distributeur indépendant, également propriétaire de salles en acheta les droits. Le film, ainsi acquis, put être distribué à la fois dans ses salles mais également dans d’autres cinémas. Cinq à dix copies furent diffusées à la fois dans les dix villes taurines principales et à Paris 8 salles (entre Paris et la périphérie). Albert Serra fut très actif dans la promotion de son film animant de nombreuses avant-premières et rencontrant la presse à plusieurs reprises. Le résultat fut inespéré. Le jour de sa sortie en France, le 26 Mars, il fut distribué dans 47 salles à raison d’une ou deux projections par jour, une centaine par semaine attirant la première semaine 14 179 spectateurs, 9158 la deuxième et 632 la troisième. Dans les villes taurines, la projection prit un tour festif ou au contraire conflictuel.
Au départ, outre le thème du documentaire choisi par Albert Serra , à savoir la corrida, deux autres facteurs risquaient de le desservir : sa durée, 2h05 et son interdiction aux moins de douze ans. Sandrine souligne que la mention d’interdiction est très exceptionnelle en France pour un documentaire. Cependant, probablement grâce aux nombreuses interventions de Serra dans la presse, celle-ci lui attribua la note de 4/5 et le public 3,9/5, ce qui signifie que les anti taurins n’ont pas lancé d’offensive à l’encontre du film.
En conclusion, le film fait un parcours inespéré, d’autant plus que le documentaire est un genre au creux de la vague depuis le COVID et que les cinémas traversent depuis janvier, une période plutôt morose. Parmi les différents types de documentaires : animalier, politique, écologique, éducatif, Tardes de Soledad entrerait plutôt dans la catégorie documentaire politique du fait des nombreux débats qu’il suscite. Il comptabilise à ce jour, 24 000 entrées. (Les autres films de Serra affichaient , 30 000 entrées pour La mort de Louis XIV et 60 000 pour Pacifiction) A titre de comparaison , le documentaire de Thierry Frémaux , Lumière, l’aventure continue, sorti le même mois, totalisait 2500 entrées avec les avant-premières. Enfin, son classement à la 15ème place des films du moment est une surprise. Il semble que Sophie Dulac, qui a pour habitude de choisir des films qui lui font plaisir, ait fait un « bon coup », du point de vue économique le film serait à l’équilibre.
En complément, vous trouverez, en fin de resena, l’entretien avec Eric Jolivalt, responsable de Dulac Distribution, qui permet d’ajuster et de compléter ma présentation. Comme vous le lirez, ses réponses ne mettent pas du tout en valeur les doutes que Dulac Distribution avait avant les premières présentations du film lors d’avant-premières.

À son tour, Araceli Guillaume-Alonso tenta une mise en parallèle avec la réception du film en Espagne, bien que la comparaison ne soit pas aisée du fait que seule la France compte en nombre d’entrées alors que l’Espagne, ainsi que les autres pays, affichent les recettes. En Espagne, le film fut donc à l’affiche dès le 7 mars 2025, diffusé en 83 cinémas (certaines sources parlent de 84 copies).
À Madrid, il fut programmé pour sa sortie dans une douzaine de cinémas. A l’issue du premier week-end la recette globale s’élevait à 105.400 euros soit presque 15.000 spectateurs (selon les données de A Contrario, le distributeur). Cette somme correspond aux 87.800€ de recettes du week-end plus 17.600€ encaissés lors des avant-premières. Une semaine plus tard, le 16 mars, (elblogdecinespanol.com), le film dépassait 200.000 euros de recettes et ses distributeurs aspiraient à en atteindre 300.000, ce qui serait le record de l’année pour un documentaire et le placerait bien en tête des précédents films de Serra en Espagne. Un mois après sa sortie, le film reste programmé à Madrid, dans deux cinémas d’art et d’essai, en raison de trois séances en tout pour la journée.

Cependant, l’impact médiatique du documentaire semble avoir été moindre en Espagne qu’en France, peut-être parce que Serra est un cinéaste infiniment plus réputé en France qu’en Espagne. Mais, il faut également noter qu’en Espagne il est « déconseillé » aux moins de 16 ans et que sa note moyenne n’est que de 6,1/10. Des témoignages directs – subjectifs donc – accordent au film un grand succès à Madrid et aussi à Barcelone, où les séances étaient souvent complètes lors de la sortie. Nous n’avons pas d’échos de Séville ou d’autres villes.
Suite à une question, Araceli confirme que Roca Rey ne s’était pas impliqué du tout dans la promotion du film, car il ne l’avait pas du tout aimé lors d’une projection privée quelques jours avant sa présentation au festival de San Sebastián. Par la suite, le torero a évolué dans son jugement puisqu’il a déclaré être fier d’avoir participé à un projet cinématographique d’une telle envergure et qu’il a accepté de remettre à Albert Serra le prix du Sénat espagnol. De l’avis général, la promotion n’était pas son rôle n’ayant pas, à proprement parler, le statut d’acteur.

Araceli raconte comment elle avait découvert le film le 26 juillet 2024, par un ami qui la sollicitait pour décoder les dialogues, en vue de la traduction des sous-titres en anglais et en français. Elle ignorait alors qui avait réalisé le film mais avait remarqué que la maison de production principale semblait être catalane, elle craignit donc que ce soit un manifeste anti taurin mais s’aperçut vite qu’il ne paraissait ni taurin ni anti taurin mais autre chose. Elle avait le sentiment que la transcription des dialogues avait été faite par quelqu’un qui n’y connaissait rien en matière de toro, car tout était à refaire. Elle eut aussi le sentiment intime que le film décevrait le torero.
A contrario, Serra rapporte que la cuadrilla l’a beaucoup aimé lors d’une projection à Séville. Par la suite, avant la version définitive, le film subit quelques modifications dont certaines à la demande de Roca Rey mais pas seulement et pour Araceli le film y a gagné. Aux Açores, en janvier 2025, lors d’un congrès taurin important, elle put constater la réception difficile du film de la part des aficionados. Serra n’était pas là pour le présenter ni pour le défendre et ce n’était pas non plus un public de cinéphiles : 10% des gens quittèrent la salle avant la fin dont certains de ses amis, « trop désespérément aficionados » et pas particulièrement cinéphiles. Aussi, à Bilbao, en septembre dernier, lors de la projection du documentaire en présence de Serra, bon nombre de membres du Club Cocherito et d’autres aficionados blibaïniens l’ont vigoureusement rejeté, certains quittant la salle.
La suite de la soirée permit aux participants d’exprimer leurs réflexions à propos du film. Philippe Soudée livra sa vision artistique considérant ce film comme l’œuvre d’un plasticien, tout comme les nymphéas de Claude Monet ne sont pas le jardin de Giverny mais l’idée du jardin, Serra prend pour objet la corrida afin de créer de la beauté. Dans cette recherche esthétique il filme la violence, l’homme, le toro. De cette bestialité se dégage une humanité, la tauromachie n’est ici que prétexte pour exprimer ce que l’on recherche dans la vie entre Eros et Thanatos.
Pour d’autres – comme Patrick Guillaume – le film fut une sorte de madeleine de Proust , les ramenant à leur enfance, aux sensations qu’ils avaient éprouvées en voyant leurs premières corridas, où dans leur souvenir, se mêlent la lumière, le bruit et le sang dont la vision n’effraie pas l’enfant.

Serra met le torero au centre, c’est le comportement de l’homme qu’il filme, mais la violence ne vient pas que du torero mais aussi du toro et du public.
Face à cette tentation de cacher ou tout du moins d’atténuer la violence de la corrida, actuellement, un groupe d’aficionados et de vétérinaires travaillent en Espagne sur des modifications à apporter à la pique, au descabello et à la puntilla. Pour les deux derniers, il s’agit d’accroitre leur efficacité. Quant au tercio de varas, les vétérinaires cherchent un modèle de pique qui mettrait à l’épreuve la bravoure du toro et qui remplirait toutes les exigences du tercio avec un moindre versement de sang : le sang descendant jusqu’au sabot n’aurait comme conséquence – contrairement à l’idée reçue du décongestionnement notamment de la vision du toro – qu’un affaiblissement de la bête.
Elle partage l’avis de ceux comme Ruben Amon, qui pensent que les concessions dans le domaine, ayant pour objet d’attirer des sympathies, sont dangereuses, car elles n’apporteront rien et risqueraient d’entraîner la disparition de la corrida de mort. Pour le coup, Serra casse les tentatives de cette mouvance.
Quelques remarques concernaient le montage du film. Serra choisit comme monteur le directeur de la photographie, le mieux placé pour le faire d’après lui.
Entre autres choix commentés, la scène où Roca Rey se retrouve plaqué sur la talanquère à Santander, les cornes de chaque côté de la tête, scène choisie pour exprimer l’essence de la corrida : la violence, la mort du toro mais celle aussi potentielle du torero. A contrario de Movistar qui lorsqu’il filme une corrida, s’éloigne de la mise à mort, cette phase de la corrida étant devenue « l’image que l’on ne voyait plus » !
Le son est également un son fabriqué, voulu, très travaillé : celui qui accompagne la mort du toro, n’est pas le vrai bruit de la mort, le bruit caractéristique de l’épée qui pénètre. Rien n’est donc laissé au hasard dans ce documentaire et si certains trouvaient qu’il y avait un toro de trop, d’autres soulignaient qu’il fallait montrer les deux toros de la corrida de Séville.
Après ces débats concernant plus particulièrement le film, vinrent des remarques plus spécifiques à la tauromachie et au torero. De l’avis de la majorité, le film n’est pas un film pour les aficionados mais pour les cinéphiles. Serra ne fait pas un choix didactique ou pédagogique mais esthétique. Le cadrage étroit des scènes est même extrêmement frustrant pour les aficionados qui au final ne voient pas toréer, ne voient pas de passes entières. C’est un film sur la tauromachie et non pas sur la corrida, un retour à quelque chose de plus primitif pour citer Francis Wolff dans l’article des cahiers du cinéma ou bien le « c’est la guerre » de Marc Thorel , la tauromachie comme expression de la lutte primitive entre l’homme et l’animal.
Quant au torero, Serra fait le choix de Roca Rey pour sa beauté, sa jeunesse et sa taille assez exceptionnelle pour un torero. Il ne paraît jamais être dans un état normal… la pression ? la peur ? la peur scénique ? la décompression ?
Pour tout torero, le moment où il prend la muleta est un grand moment de solitude. Patrick Guillaume, rapporta que, Joselito, à qui il avait dit un jour, « On se voit demain à la corrida » lui avait répondu : « Tu me vois, je ne te vois pas ». Bien que très entouré le torero prend toujours les décisions seul. En dehors de l’arène, dans le van, aussi bien Roca Rey que sa cuadrilla déchargent l’adrénaline accumulée, chacun à sa manière en parlant pour la cuadrilla ou en se taisant pour Roca Rey. Les non aficionados qui à la suite du film iront voir Roca Rey à Arles ou ailleurs ne seront-ils pas déçus ?

En conclusion, le titre est la plus belle chose du film dit Araceli, lequel est par ailleurs très catalan ajoutent en cœur plusieurs participants à la soirée! La notoriété de Serra a probablement été un facteur dominant dans la réception du film par les journalistes non taurins, ce qui fait que même les critiques les plus durs à l’encontre de la corrida ont bien noté le film, par exemple, 4/5 pour les Inrockuptibles qui ont fait la critique la plus sévère.
Grand merci à Araceli Guillaume-Alonso et à Sandrine Lamantowicz pour avoir permis le 9 mars, l’avant-première exceptionnelle du film au cinema Arlequin en présence d’Albert Serra
Bien que le sujet fût loin d’être épuisé, il fut temps de conclure et de poursuivre les échanges de manière plus informelle, autour du savoureux buffet libanais proposé par le Loubnane.
Texte Martine Bourand relecture Araceli Guillaume-Alonso et Sandrine Lamantowicz photos Jean Yves Blouin membres du Club taurin de Paris
Entretien avec Eric Jolivalt, Dulac Distribution, Paris avril 2025
1/ Quelques chiffres : Le nombre d’entrées / Le nombre de copies / Le nombre de séances sur la France /
Quels sont les chiffres que vous pensez atteindre en fin d’exploitation ?
Nous avons réalisé 28.000 entrées en deux semaines, le film a été et sera diffusé dans plus de 300 cinémas et nous espérons atteindre 40.000 entrées en fin de carrière. Ce qui est un score exceptionnel pour un documentaire. En France, rares sont les documentaires qui dépassent les 10.000 entrées en salle.
2/ Est-ce que l’interdiction –de12 ans a été un frein dans l’exploitation du film ?
L’interdiction nous a semblé légitime, le film montre la corrida d’un point de vue totalement différent que celui du spectateur à la télévision ou dans l’arène. C’est ce qui rend le film unique mais c’est aussi une tout autre approche et il est nécessaire de pouvoir l’aborder de cette façon avec des enfants de plus de 12 ans même s’ils ont déjà assisté à des corridas étant plus jeunes.
3/ Albert Serra est toujours un phénomène, son implication dans la sortie a été primordiale, Combien de débats, avec lui, avez-vous organisé avant la sortie ?
Le film est sorti une semaine après l’Espagne où le film a été un vrai phénomène. Albert Serra a réalisé une quinzaine de débats en France, surtout dans le sud-est et le sud-ouest avec des villes comme Arles, Dax, Mont de Marsan puis à Paris et en banlieue parisienne. A chaque fois, la salle a été conquise.
4/ Lors de l’acquisition du film à Saint-Sébastien, comment aviez-vous envisagé sa sortie en salles ? Vos objectifs ont-ils évolué à l’approche de la sortie ?
Nous avons acquis le film bien avant San Sebastian. Nous étions sur le projet depuis son élaboration car nous avions déjà travaillé avec Albert Serra ainsi que son producteur Pierre-Olivier Bardet sur le film Liberté. Si nous n’avons jamais eu de doutes sur le talent d’Albert Serra, je vous mentirais en disant que le sujet de la corrida n’a jamais été une question. C’est en voyant le film fini et suite à la Concha de Oro à San Sebastian que nous avons vraiment réalisé que nous avions l’un des plus grands documentaire de l’année (voire plus) dans les mains et qu’il fallait le traiter comme tel.
5/ Dulac Distribution a l’habitude de proposer des documentaires très variés. La sortie de TARDES DE SOLEDAD s’est-elle démarquée des précédentes, et si oui, en quoi ?Dulac Distribution distribue de nombreux documentaires de grands réalisateurs à l’exemple de Notre Corps de Claire Simon, Babi Yar Contexte de Sergei Losnitza ou encore Pingouin & Goéland de Michel Leclerc. A chaque fois, nous traitons les films comme des objets uniques tout en prenant en compte leurs particularités. Tardes de Soledad ne déroge pas à la règle et ça a été un plaisir énorme de travailler avec un génie comme Albert Serra.
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